Les armes de l’Aikido

Cet article a été initialement publié dans le magazine - Karate Bushido N°185 - de novembre 1991.

Pendant 28 ans, Morihiro Saito vécut avec 0 Sensei Morihei Ueshiba à Iwama, dans le dojo construit par le fondateur de l'aikido. Philippe Voarino, 4° dan, a travaillé plusieurs années sous la direction de Saito sensei. Il fait partie des 8 personnes au monde à qui maître Saito a délivré les 5 diplômes traditionnels mentionnant l'ensemble des techniques d'armes de l'aikido.

C'est parce que les hommes vont luttant contre d'autres hommes, disant et faisant des choses futiles que rien ne va dans ce monde.

Ces paroles, sont celles d'O Sensei Morihei Ueshiba telles que maître Tamura les a rapportées. Je suis trop conscient de l'inutilité des querelles de personnes pour avoir jamais été tenté par cette voie. Mais l'aikido m'a appris que toute action provoque une réaction. Quand on donne un coup de pied à un âne, l'âne donne une ruade. L'âne est un bon philosophe. Le bon maître Apulée n'en prenne pas ombrage, je serai aujourd'hui l'âne de l'aikido. Tant mieux si cela amuse. On peut dire en riant des choses sérieuses.

Ane, mon ami

J'ai rongé mon frein, rompu mes entraves, et me promène librement dans l'étonnant domaine de l'aikido où je croise les humains. Tous vont et viennent portant sur l'épaule un bâton et un sabre de bois. Curieux de cette coutume, j'interroge l'un puis l'autre. Ils disent que l'aikido vient des armes et qu'il est donc naturel qu'ils possèdent des armes. Comme je ne suis qu'un âne, je comprends mal les énigmes et leur demande de me montrer comment ils utilisent le sabre et le bâton. Un âne se méfie toujours des bâtons.

Sans broncher, ils avouent ne rien connaître à cette pratique. Ils ont manié quelquefois ce qu'ils nomment bokken et jo, mais pas suffisamment pour me montrer quoi que ce soit. Sans plus s'occuper de moi, ils repartent droit devant en conversant et répétant que l'aikido vient des armes. Peu satisfait par ces explications, je repère au loin un petit groupe affairé et je m'avance. Il y a là des gens qui virevoltent avec des sabres, d'autres qui jonglent avec des bâtons. Tout ceci me dis-je, est d'excellent augure pour mon information. Profitant d'un instant de pause, je demande s'il est vrai que l'aikido vient des armes. Le chef du petit groupe vient vers moi entouré de ses fidèles et déclare que les armes sont très utiles pour comprendre l'aikido. Je demande alors si ce que je viens de voir est bien ce qu'on appelle les armes de l'aikido.

Absolument pas, me répond-il, les exercices de sabre que tu viens de voir appartiennent au Iaido, et ceux de bâton au Jodo.

Je m'étonne qu'il ne pratique pas les armes de l'aikido puis-qu'il enseigne cet art avec brio. « Ane mon ami, déclare-t-il avec une pointe d'impatience, on ne peut enseigner ce que l'on ignore, et ce que je connais tu l'as vu. » Il ajoute que seul un âne peut douter que l'aikido vient des armes et s'éloigne entouré de ses fidèles qui rient. En bon âne, il y a longtemps que j'ai pris mon parti des railleries et des médisances.

Têtu - c'est la misère, mais parfois la grandeur de notre espèce - je ne m'avoue pas vaincu. Je marche longtemps, erre ici et là, me trompe souvent de chemin, mais parviens finalement à rencontrer le grand chef des aikidokas de ce pays : maître Ratamu. Avec déférence je m'avance et répète mon éternelle question. Il hoche la tête longuement, cligne de l'oeil avec malice et lance à mi-voix que je comprendrais tout, si je ne cherchais rien. Mais ma surprise le fait rire et il ajoute que les armes ont effectivement une importance capitale dans l'aikido. Alors, oubliant toute la réserve qui sied à un âne, je demande ce que sont les armes de l'aikido. A la réponse du grand maître, l'étonnement me coupe les pattes.

Je ne les ai malheureusement jamais apprises, dit-il. mais je puis t'assurer qu'elles sont du plus haut intérêt pour la compréhension de notre art. Excuse-moi maintenant, je dois te laisser.

Et il s'en va vers ses élèves qui l'attendent en bon ordre. Derrière lui un assistant s'empresse, chargé du magnifique étui d'armes du maître.

Iwama

Ainsi me dis-je après avoir remercié de force courbettes - ce qui pour un âne n'est pas chose facile - personne ne peut donc me renseigner ici au sujet des armes de l'aikido. Mais je sais qu'il existe, au pays du Soleil Levant, la Grande Maison Centrale qui a formé tous les Maîtres, et qui les dirige de par le monde. L'âne n'a pas la rapidité du cheval, son frère, mais il peut marcher longtemps. Ne ménageant pas ma foulée, je parviens, au terme d'un long voyage, aux portes de la Grande Maison vénérée où je demande l'autorisation d'assister à un cours d'armes. Le grand maître des lieux, vieillard respectable, se trouve par chance à l'entrée. Ce n'est autre que le fils du fondateur. Me regardant d'un oeil curieux, il daigne répondre lui-même :

Personne n'enseigne dans la Grande Maison les armes de l'aikido, mais tu trouveras ici deux ou trois maîtres qui ont étudié d'autres écoles de sabre et de bâton, et qui mélangent habilement ces techniques avec l'aikido. Entre, si cela t'intéresse.

Je m'excuse poliment, prétexte ma grande fatigue et quitte abattu ces lieux et ces gens sans plus d'utilité pour ma quête que tous ceux rencontrés à ce jour. J'eus peut-être abandonné si ne m'était revenu à ce moment le nom d'un petit village du Soleil Levant, entendu il y a longtemps; par compensation du destin les ânes ont une bonne mémoire.

Iwama, ces trois syllabes étaient tout l'espoir qui me restait. Sans égard pour mes sabots abîmés, je me remets en route. Un âne n'est pas à l'aise dans les villes, quel bonheur pour moi de retrouver la campagne !

Au dojo d'Iwama règne Maître Saito qui m'accepte uniquement en ce lieu si j'y pratique comme les autres. Pensez, quelle promotion pour moi d'étudier avec les humains. Bien me prend d'accepter, car je découvre enfin là ce pour quoi j'ai tant marché. Il y a longtemps déjà, le fondateur de l'aikido construisit lui-même le dojo où nous vivons aujourd'hui. Il l'habita pendant les 28 dernières années de sa vie. Alors qu'à Tokyo, bien loin d'O Sensei, grandissaient tous les maîtres d'aujourd'hui élèves de son fils Kisshomaru; un seul homme eut le courage et la constance de rester auprès d'O Sensei tout au long de ces années : Morihiro Saito aida et accompagna le Fondateur dans ses tâches quotidiennes à Iwama. Il l'aima avec des actes. Il ne fit pas cela pour être payé en retour. Pour cette raison sans doute il fut largement payé en retour : il assista jour après jour à la naissance de l'aikido.

Et cet aikido ne ressemblait pas à celui qui se développait déjà, sous le même nom, mais de manière autonome à Tokyo. Il n'y ressemblait pas, parce qu'élaboré à partir d'un intense travail d'armes, complètement ignoré dans la capitale où jamais O Sensei n'enseigna la bâton et le sabre. Et je compris en ce lieu, moi, pauvre âne qui n'avait d'autre qualité que mon entêtement, ce que bien peu de gens savent dans le monde : les armes de l'aikido existent et l'on peut aujourd'hui les apprendre. Non pas comme on apprend une curiosité en plus de l'aikido, mais comme un élément moteur de cette discipline divine. C'est à Iwama -- dois-je le rappeler à mes frères humains -- qu'O Sensei construisit l'Aiki-Ginga, le Temple de l'Aikido. A Iwama, pas à Tokyo.

Dire que les élèves de Tokyo ne rendirent autrefois à ce lieu que quelques visites sans lendemain ! Allons, me dis-je le destin qui mène nos pas m'a conduit en ce lieu imprévu. Puis-je faire autrement que d'emprunter la voie qu'il m'indique ? Et sans rechigner je me mets au travail, lentement, patiemment, mais sans repos, comme seul un âne peut le faire.

Retour au pays

Bien des années passent ainsi, partagées entre l'étude des techniques d'armes et des techniques de corps qui toutes ensemble, et ensemble uniquement constituent l'aikido. Vient enfin le jour où Maître Saito me remet le diplôme de maîtrise. Et je sens qu'il est temps pour moi de regagner mon pays. Me voici de retour sur le sol natal, plein d'enthousiasme car je vais pouvoir y aider mes frères humains qui pratiquent l'aikido mais que le hasard des circonstances n'a pas conduit aux mêmes expériences. Une grande fête de l'aikido est organisée que les hommes appellent stage, et l'on me demande d'y enseigner les armes de l'aikido. J'accepte avec joie.

Ce que l'on a appris d'authentique n'est pas à nous, il faut le transmettre sans tarder. La vie ne nous appartient pas, bien que nous soyons vivants, elle était avant nous, elle sera après nous, si nous la transmettons. Après si longtemps je croise à nouveau Maître Ratamu et je m'avance avec respect. Mais une lueur étrange brille dans son oeil.

Ce stage est mon stage, gronde-t-il, ne t'avise pas, âne du diable, d'y enseigner ce que tu as appris. Veux-tu donc m'ôter le pain de la bouche ? Si tu ne te retires pas sur le champ, c'est moi qui annulerai ma participation

, menace-t-il en se tournant vers l'organisateur de la fête qui pâlit en songeant à ses comptes. Et il se dérobe comme je bredouille quelques paroles qu'il ne veut pas entendre. Je n'en crois pas mes fidèles oreilles. L'art divin serait-il devenu un froid commerce ? Le chantage a-t-il pris rang au nombre des vertus martiales ?

J'en suis à ce point de mes réflexions quand m'interpelle une voix que je reconnais aussitôt. C'est le chef du groupe d'autrefois qui approche, entouré de ses fidèles. Entre les dents, pour que je sois seul à l'entendre, il me souffle

Ane présomptueux, as-tu décidé de ruiner mon prestige ? Si tu es seul à connaître les armes de l'aikido, tu le resteras crois-moi ! C'est la guerre que tu veux et tu l'auras.

Il s'éloigne furieux, entouré de ses fidèles qui n'ont pas entendu mais qui hochent la tète. La guerre, moi ! Moi qui n'ait fait des arts martiaux que pour mesurer combien la guerre est vaine. Moi qui n'ai jamais cherché dans l'espoir de me forger un outil de pouvoir. Moi qui n'ai travaillé que pour transmettre ce qui m'a été transmis. Moi qu'anime le désir de voir les hommes s'élever, et qui m'efforce dans ce but de préserver une connaissance traditionnelle qui meurt.

La guerre...

L'âne est un animal pacifique voyons. Rassurez vous, il n'est pas dans mon intention de manger votre pain. Je m'éloigne avec tristesse en songeant que les hommes sont drôles. Il ne savent pas lire leur histoire. Ils ne voient pas qu'un pouvoir fondé sur l'ignorance n'a pas d'avenir, il porte en lui des germes de sa destruction.

La transmission du savoir

Décidément je ne suis qu'un âne, et je ne comprends rien aux affaires humaines. Par fortune, je suis un âne libre et je refuse tout pouvoir qui gouverne par l'organisation de l'ignorance. Je n'ai aucune ambition personnelle. Je ne lutte pas pour moi, car on ne m'enlèvera plus ce que je possède aujourd'hui. Mais j'ai désormais une dette. J'ai reçu en dépôt un trésor. Et je ne puis le garder dans un coffre car ce trésor est vivant, il peut mourir. Alors j'ai décidé de retrouver tous les hommes, par-delà les frontières qui ont reçu comme moi ce joyau. Ensemble nous travaillerons à la mission qui nous est confiée, sans arrière pensée de pouvoir ou de lucre, avec pour guide le seul Maître qui ait démontré à ce jour à la fois une authentique compétence technique, une sincérité dans la transmission du savoir, et un dévouement total à la cause de l'aikido original du Fondateur O Sensei Morihei Ueshiba : Maître Morihiro Saito, gardien des lieux sacrés de l'aikido à lwama.

Ce groupement est ouvert à tous ceux qui ont eu un doute, un jour, sur la vérité de l'aikido qui leur était enseigné. Je n'ignore pas le temps que réclame l'éveil d'une conscience, et qu'on ne donne à boire qu'à celui qui a soif. Je n'ignore pas combien la qualité s'accommode mal de la quantité. Et je sais par avance les quelques-uns que touchera cet appel. C'est pour eux que j'écris. N'en déplaise aux forces obscures qui souhaitent pour le monde moderne un aikido trivial, n'en déplaise aux instances suprêmes nationales ou internationales écrasées sous le discrédit, il existe désormais un centre, un point d'ancrage de la tradition, repère immobile dans l'agitation moderne.

Voyez-vous, l'âne que je suis était au bord d'une falaise. Il aurait pu attendre longtemps avant de sauter, et peut-être ne jamais le faire. On l'a poussé à l'eau, et maintenant il faut bien qu'il nage. Ne croyez pas surtout qu'il y ait dans tout ceci la moindre colère. On exagère beaucoup le mauvais caractère des ânes. C'est tout simplement qu'en vertu des Lois d'harmonie, il ne pouvait en aller autrement.
« Honni soit qui mal y pense. » C'est là une vieille formule du code de la Chevalerie occidentale, qui n'est pas encore tout à fait mort, quoi qu'on en dise, et qui me semble pouvoir en remontrer par moments au code du Bushido.

Philippe Voarino, novembre 1991