Cet article a été initialement publié dans le magazine - Karate Bushido N°160 - de juillet / août 1989.

Fin octobre, maître Morihiro Saito, 8e dan d'aïkido, effectuera une tournée en France. Il partagea la vie de O Sensei Ueshiba pendant plus de 20 ans. Philippe Voarino, qui fut son élève au Japon, nous en parle.

Pendant près de dix ans, maître Tamura fut, en aïkido, mon seul guide. C'est lui qui me donna envie d'étudier cet art, lui aussi qui m'apprit à chuter. Et si je quittai en 1986 l'Europe pour le Japon, ce n'était pas à la suite d'un quelconque doute, mais parce que l'aïkido avait pris beaucoup d'importance dans ma vie et que le temps me semblait désormais venu de m'enquérir d'autre approches possibles de mon art.

Découverte d'Iwama

Ce n'était pas faire injure à maître Tamura que de me rendre à Iwama. O Sensei élut domicile en 1942 dans ce petit village champêtre « sur une inspiration divine », dit-il. Il y construisit sa maison, son dojo, un temple consacré à l'aïkido, et vécut en ce lieu vingt cinq années d'une pratique et d'une recherche intensives. Peu avant sa mort il légua - en marque d'estime et de remerciement - la responsabilité de cet endroit qu'il avait aimé, au seul élève qui vécut quotidiennement à ses côtés à Iwama pendant plus de vingt ans, Morihiro Saïto. Maître Saïto dirige donc depuis 1969 ce dojo patiné d'histoire et d'amour et chargé de toute l'âme du Fondateur. Comme autrefois il y reçoit des uchi-deshi (littéralement, élèves à domicile, vivant chez le maître, au dojo) qui viennent partager la vie agricole de cette grande ferme villageoise et qui reçoivent, comme jadis, l'enseignement de l'aïkido en remerciement de leur travail.

Peu de temps après mon retour en France, je participais à un stage de maître Tamura. Et je n'exagère pas en disant que le choc fut tel qu'il me fallut longtemps avant de bien comprendre ce qui venait de se produire. Je voyais désormais évoluer et travailler maître Tamura comme jamais je ne l'avais vu dans les dix années précédentes. Lui n'avait pas changé radicalement bien sûr, c'est ce que je voyais dans son aïkido qui n'avait plus rien de commun avec ce que j'avais coutume d'y voir auparavant. Comme si d'un seul coup un voile avait été levé de mes yeux. Ne croyez pas que je me perde dans des interprétations transcendantes, je parle au niveau le plus élémentaire de l'aïkido, au niveau technique simple. Maître Tamura exécutait shiho nage (projection dans les 4 direction) et je ne voyais plus shiho nage, je voyais désormais le respect de dix points techniques élémentaires indispensables à l'exécution de shiho nage. Or, tout au long des dix années précédentes, je n'avais jamais perçu qu'une image de shiho nage, que je reproduisais croyant réussir shiho nage, alors même que tous les points fondamentaux de l'exécution de cette technique m'étaient inconnus. Et pourtant maître Tamura respectait scrupuleusement tous ces points dans sa pratique.
J'avais donc pendant dix années parodié le plus tranquillement du monde, sans réfléchir et sans le moindre soupçon, l'aïkido de qualité que présentait en permanence maître Tamura.

Maîtrise des bases techniques

Alors, revevant en arrière, je compris la nature de toutes les remises en question qui accompagnèrent mon séjour à Iwama. Oh certes je me faisais fort en arrivant chez maître Saïto d'exécuter n'importe quelle technique. Mais je découvris au fil des mois que tout ceci n'était qu'une belle apparence. Mon aïkido était creux de l'intérieur, gonflé comme une baudruche. Je ne possédais aucune base technique, je faisais tout à peu près, sans aucune idée précise sur la notion pourtant très concrète de Kihon. J'appris de maître Saïto ce que j'avais vu et entrevu mille fois avec maître Tamura sans jamais le comprendre véritablement, montrant d'ailleurs par là ma faiblesse de vue : s'il y a dix variations possibles sur toute technique, il existe invariablement un noyau élémentaire propre à chacune, et la répétition du kihon a pour objet la maîtrise de ce noyau technique fondamental sans quoi l'aikido serait un arbre sans racine.

Alors vint cette question : pourquoi et comment, en une petite année, maître Saïto m'amena-t-il à la maîtrise des bases techniques, quand dix années avec maître Tamura ne m'avaient même pas conduit à la prise de conscience véritable qu'elles existaient ?
La réponse est intéressante. J'aimerais qu'on comprenne que je ne suis pas du tout ici en train d'attaquer maître Tamura pour qui j'ai un grand respect et une grande admiration. C'est tout le contraire d'une attaque, mais il faut savoir lire. Entre maître Saito et maître Tamura il y a la différence d'un choix pédagogique. Maître Tamura enseigne à un très haut niveau. Il montre toujours l'aikido tel qu'il doit être pratiqué, en perpétuel mouvement, en ki no nagare, et il dit : « volez ma technique ». Ce qui veut dire en clair sachez retrouver, malgré la difficulté que représente le caractère dynamique de mon travail, les bases techniques qui vous permettront un jour d'être mobiles avec justesse. Et la grande mobilité des élèves de maître Tamura, dès les débuts de leur pratique, est tout à fait caractéristique de son enseignement.
Toutefois, ils sont au départ mobiles sans justesse, le postulat étant que par la correction répétitive d'un travail en ki no nagare forcément mauvais au départ, le débutant découvrira progressivement les bases qui lui font défaut. Je ne doute pas que cela soit possible. Mais maître Tamura dit aussi « un sur mille, et deux sur dix mille »... comprend qui peut.

Maître Saïto a fait un choix pédagogique radicalement opposé. Il estime que l'acquisition des bases est presque impossible si l'on met trop tôt l'accent sur le travail dynamique. Un enfant apprend lentement les lettres de son alphabet avant de les assembler dans les mots qui composeront les phrases qui lui permettront, peut-être, un jour, d'être aussi libre qu'un poète. Comment un aïkidoka pourrait-il espérer faire des phrases, c'est-à-dire commencer à bouger avec un peu de réalité, avant de posséder les éléments fondamentaux de sa discipline ? Maître Saïto situe cette acquisition au niveau du troisième dan. Et jusqu'à cette étape de son évolution, le pratiquant doit consacrer l'essentiel de son attention à la répétition quasi exclusive du kihon. Ce n'est que progressivement par la suite qu'il développera un travail plus dynamique, plus réel, plus personnel aussi, mais qui reposera alors sur des fondations solides.

Méthodes complémentaires ?

En attendant, les conditions d'étude propices à la recherche des bases ne sont réunies que dans un entraînement de type statique, que l'on appelle en aïkido ko tai ou ko no keiko. Car si l'on n'est pas capable d'effectuer tai no henka (base des mouvements ura) sur un adversaire qui tient de toutes ses forces, c'est une illusion de croire qu'on le réussit parce qu'on bouge avant la saisie. Et l'on peut pratiquer trente ans de la sorte sans jamais découvrir les bases techniques de tai no henka. Voilà donc mises dos à dos, comme les deux figures de Janus, deux conceptions de l'enseignement, chacune avec ses dangers.

Dans la méthode de maître Saïto, le danger consiste pour le pratiquant à oublier le caractère artificiel du travail statique et à le prolonger au-delà des quelques années nécessaires à l'acquisition des bases. Ce qui donne parfois à l'aïkido de certains de ses élèves ce caractère un peu « carré » où n'apparaît pas encore la notion dynamique de la vie.
Le danger de l'enseignement de maître Tamura est inverse. Il réside dans la facilité avec laquelle l'étudiant peut tomber dans une pratique dynamique répétitive sans réalité, où l'inexistence de sa part d'un contrôle permanent des bases provient de l'incapacité où il se trouve d'appréhender ces bases dans la démonstration en ki no nagare du maître.
Alors que choisir ? Faut-il toujours un camp et brandir des drapeaux ? Si oui, mon camp est celui de l'aikido. Opposer maître Tamura et maître Saïto serait la dernière des myopies. N'est-ce pas l'enseignement du Tao, et - dois-je le rappeler - de l'aïkido, que sous leur apparente opposition les contraires sont en réalité complémentaires ? Qui dit qu'il vaut mieux expirer ? Qui dit que l'inspiration est meilleure ? La respiration est l'union de deux contraires et kokyu un seul mot. Maître Saïto est, par son choix pédagogique, yin, il s'intéresse aux racines de l'art. Maître Tamura est, par son choix pédagogique, yang, il présente l'arbre de l'aikido dans son épanouissement. A eux deux ils réalisent, sur le plan concret de l'enseignement, l'unité de l'aïkido. Ils sont complémentaires et, conjoints, source d'une richesse pédagogique dont peu de personnes soupçonnent l'intérêt pour la transmission la plus fidèle possible de l'aïkido que nous a légué O Sensei.

C'est conscient de cela que j'ai, en accord avec maître Tamura, invité maître Saïto pour une grande tournée en France à la fin du mois d'octobre 1989.

Philippe Voarino, juillet 1989