Cet article a été initialement publié dans le magazine - Dojo Arts martiaux N°34 - de juillet / aout 1989.

L’aikido ne s’apprend pas, il se pratique. Grande vérité. Mais certaines informations sur les circonstances de l’évolution de notre discipline sont salutaires à toute pratique intelligente. Et un paradoxe est à cet égard troublant : si la vie d’O sensei est relativement bien connue, dans ses grandes lignes, pour l’aventureuse période qui précède la Seconde Guerre mondiale, l’ignorance est presque totale en ce qui concerne les deux décennies qui l’ont suivie et qui sont pourtant les plus proches de nous. Permettez-moi donc d’ouvrir aujourd’hui une page de l’histoire de l’aikido à l’année 1941.

Maître Ueshiba vit à Tokyo depuis une quinzaine d’années et enseigne à la fois dans son dojo d’Ushigome, dans plusieurs écoles de Police, et dans les plus importantes académies militaires du Japon. L’aiki-jutsu ou l’aiki-budo - puisque tels sont les noms de l’aikido à l’époque - est désormais largement reconnu, et la notoriété de maître Ueshiba lui vaut une place au sein de la très vénérable Commission nationale du Budo.

L’aristocratie de son pays le respecte comme un maître, du prince Shimizu à l’amiral Takeshita, en passant par le général Miura, héros de la guerre russo-japonaise, tous ses élèves. Et la route de sa fin de vie semble désormais tracée, jalonnée d’honneurs et de responsabilités officielles comme premier et illustre représentant, dans le monde entier, de l’art qu’il a créé, un peu à la manière de Jigoro Kano, fondateur du judo, quelques décennies plus tôt.

L’arrivée à Iwama

Eh bien ! à soixante ans, l’âge où les hommes sont fatigués et profitent des fruits accumulés par une vie d’efforts, maître Ueshiba repart à l’aventure. Il démissionne de toutes ses positions officielles, abandonne sa gloire et la vie citadine, et s’installe dans un petit village champêtre à une centaine de kilomètres au nord de Tokyo, IWAMA. Après avoir défriché lui-même la terre qu’il y possède, il fait construire progressivement une maison - bien modeste - et un petit dojo financé par les dons de ses élèves. C’est là qu’il vivra de 1942 à sa mort en 1969. Pourquoi, contre toute attente, alors que tout semblait acquis et que le Ueshiba ryu atteignait enfin une reconnaissance méritée, O sensei opère-t-il un renversement aussi brutal de sa vie ?.

On a dit, et c’est vrai, que la guerre avait vidé tous les dojos de Tokyo de leurs pratiquants. Mais je ne crois pas qu’O sensei fut jamais homme à abandonner son navire dans une mauvaise passe. L’installation à Iwama répond à des raisons plus profondes, à une « inspiration divine » dit lui-même le fondateur dans son langage symbolique. Et il faut prêter attention à cette parole.

A la fin des années trente, l’aiki-jutsu de l’école Daito est encore très présent dans l’art d’O sensei qui délivre jusqu’à cette époque - cela mérite d’être souligné - des certificats du Daito-ryu sous l’autorité et l’authentification de maître Sokaku Takeda [1]. Mais son évolution technique et spirituelle est désormais irréversible, et l’installation à Iwama concrétise la rupture depuis longtemps latente avec le Daito-ryu. Le symbole le plus fort - voulu par maître Ueshiba - de cette rupture et de la naissance d’un art qui n’a plus rien de commun avec celui de maître Takeda, est l’inauguration d’un nom : c’est à Iwama en 1942, on le sait peu, qu’est utilisé pour la première fois le terme AIKIDO pour qualifier et distinguer la voie particulière d’O sensei.

Si la gestation de l’aikido s’étend bien sur les cinquante années précédentes, cet enfant de la patience ne voit le jour qu’au début des années quarante. Et encore est-il bien fragile. Il reste à le consolider en le menant à maturité. Voilà quelle tâche hors du commun s’étend devant maître Ueshiba en 1941. Elle ne peut s’accomplir dans l’agitation superficielle et dévorante d’une vie citadine, dans la rumeur du monde. Elle exige la tranquillité et l’harmonieux rapport avec la nature qu’apporte une vie paysanne. C’est je crois ce qui explique le choix d’Iwama.

La naissance de l’Aikido

Tous les témoignages des élèves de cette époque sont unanimes. A partir de 1942 et pendant plus de vingt ans, O sensei se plonge à Iwama dans la pratique et l’étude de l’aikido avec une intensité et une détermination dans la recherche tout à fait exceptionnelles. Il oriente cette recherche selon deux axes :

  1. l’amélioration constante de nombreuses techniques à mains nues encore trop sommaires ou imparfaites ;
  2. la mise en corrélation de tout l’aspect technique de l’aikido avec une vaste symbolique d’ordre initiatique. A cette double fin, il développe comme jamais il ne l’a fait jusqu’alors l’utilisation du bâton et du sabre, étudiant chaque matin pendant des heures les infinies possibilités de ces armes utilisées selon les lois de l’aïki. Ces armes qui opèrent un peu à la manière d’un révélateur, d’une loupe grossissant des principes fondamentaux plus difficilement perceptibles à mains nues.

Pour être acceptables, ces dernières affirmations exigeraient bien sûr une argumentation technique qui n’a malheureusement pas sa place ici. Qu’il reste acquis pour l’instant qu’O sensei accomplit à Iwama entre soixante et quatre-vingts ans une oeuvre colossale : il crée véritablement l’aikido en ce sens qu’il l’organise pour la première fois en un ensemble structuré et signifiant, caractère que n’avait pas encore la simple méthode de combat des années antérieures.

Et bien cette tâche gigantesque est passée presque inaperçue dans l’histoire de l’aikido. La raison en est à la fois simple et assez inconcevable : il n’y eut presque personne à lwama aux côtés du fondateur tout au long de ces années. Seuls quatre uchi deshi véritables habitèrent l’Aiki Shu Ren Dojo :

  • Kisshomaru Ueshiba, le fils d’O Sensei, l’actuel Doshu, mais il s’installa à Tokyo dès la fin des années quarante où il travaillait pour la compagnie Osaka Shoken avant de prendre en main l’administration de l’Aikikai, ainsi que la direction technique du dojo d’Ushigome qui ne deviendra Hombu dojo [2] qu’en 1956 cour des raisons de stratégie politique visant l’expansion mondiale de l’aikido ;
  • Koichi Tohei quitta lwama a la meme époque pour mettre sur pied un commerce de charbon avant de s’établir a Hawaï ;
  • Tadashi Abe que la France eut le grand honneur d’accueillir au tout début des années cinquante ;
  • Gozo Shioda enfin qui ne fit à Iwama qu’un bref passage avant de fonder sa propre école, le Yoshinkan, dans l’immédiat après guerre.

Il n’y a donc plus, dès 1950, d’uchi-deshi a Iwama. Et ceci a son importance car O sensei donne bien tous les soirs au dojo un cours de tai-jutsu [3] auquel participent les soto-deshi [4] du voisinage et parfois quelques uchi-deshi du dojo de Tokyo venus spécialement de la capitale. Mais il ne pratique les armes - bukiwaza - que très tôt le matin dans la campagne avoisinante et nulle part ailleurs. Aucun uchi deshi ne partage plus désormais son travail.

Il faut bien comprendre cette situation étonnante :

O sensei n’enseigne pas, n’enseignera jamais les armes auxquelles il consacre pourtant l’essentiel de sa recherche. Il interdira même formellement leur utilisation au Hombu dojo de Tokyo où il se contente de démontrer, a des rares moments, les possibilités du sabre et du bâton.

Le hasard de l’histoire

Cependant, lors de ses séances matinales d’entraînement quotidien aux armes, O sensei n’est pas vraiment seul. Si tous les uchi-deshi sont partis, il lui reste un partenaire : un soto deshi, un habitant d’Iwama entré au dojo en 1946, que ses horaires de travail un peu particuliers a la Compagnie des Chemins de Fers Nippons autorisent à vivre un jour sur deux auprès de maître Ueshiba, Morihiro Saito. Par un formidable hasard de l’histoire, maître Saito fut ainsi l’unique témoin quotidien ayant eu un rôle actif dans la recherche et le travail acharnés réalisés par O sensei dans le domaine des armes. Il apprit de la sorte, par la force des choses, entre 1946 et 1969, ce que personne d’autre que lui n’était destiné à apprendre directement du fondateur de l’aikido.
Sans cet « accident historique », l’univers sans prix des armes de l’aikido, qu’O sensei consacra tant d’efforts et de temps à explorer, serait aujourd’hui refermé à jamais.

Et sans doute est-ce pour sceller la mission qu’il confiait à Morihiro Saito - quant à l’avenir de l’aikido - qu’O sensei lui légua la charge de ce dojo d’Iwama qu’il avait tant aimé, et la garde de l’aiki ginga, le temple de l’aikido, édifié à côté de ce dojo historique. Maître Saito sera en France pour une grande tournée du 20 au 30 octobre 1989. Que cette venue soit l’occasion, pour tous ceux qui ne le connaissent pas encore, de découvrir, sous une simplicité bon enfant, un homme d’une profondeur de connaissance et d’une envergure historique exceptionnelles.

Philippe Voarino, juillet 1989