Dans Faust #2, l’Aikido nous a permis de comprendre le texte de Goethe. Mais s’il est vrai que les choses de l’univers se situent dans une ordonnance réciproque, et qu’il existe un passage de toutes choses vers toutes choses, est-il inconcevable que l’incantation de la sorcière puisse à son tour éclairer l’Aikido ?

Aus Eins mach Zehn,
Und Zwei laß geh’n,
Und Drei mach gleich,
So bist Du reich.
D’Un fais Dix,
Et laisse Deux aller,
Et fais Trois identique,
De la sorte Tu es riche.

Nous avons vu dans « Faust #2 » comment les trois premières directions déterminent effectivement les six sens qu’emprunte le pratiquant d’Aikido pour évoluer dans l’espace, et comment, dès l’apparition de ces trois axes – et seulement à ce moment là – il est riche de la richesse de la création et de toutes les possibilités techniques qui lui sont désormais offertes.

Mais cette apparition des trois axes directionnels est déjà la dynamique secondaire d’une Trinité dont le développement se réalise en une sorte de pulsation. Il y a en effet en Aikido une dimension plus fondamentale encore de la Trinité, une essence première, un cœur initial Triple, antérieur à tout sauf à l’Esprit de l’Origine, et par rapport auquel les trois directions sont comme un épanouissement ultérieur. C’est ce cœur de l’Aikido, ce cœur Un et Triple en même temps, qui porte le nom de San Gen : les Trois Origines. C’est lui qui est présent – merveille de cohésion et de simplicité – quand l’homme se tient « debout tout simplement » comme le disait O Sensei.

Nous avons déjà indiqué que « Budo », seul livre jamais écrit par Morihei Ueshiba, n’est pas un livre ordinaire. C’est un document dont le sens profond demeure caché. Sans clef de lecture, il est impossible d’y voir autre chose qu’une présentation assez banale de quelques techniques d’Aikido par le Fondateur. Et si on s’arrête à ce stade, la partie « technique » du livre est seulement historique, et au fond décevante.

Pourtant tout est là, il suffit d’ouvrir les yeux. L’origine San Gen est parfaitement décrite. O Sensei l’explique même avec beaucoup de soin et de détails à la place d’honneur où il était juste qu’on la trouve : à l’origine de la partie consacrée aux mouvements de l’Aikido, au tout début de cette section du livre.

Voilà donc la Triade de l’Aikido, telle qu’elle est présentée de la page 39 à la page 41 de la traduction anglaise de « Budo » (Kodansha International), à partir de laquelle est traduite la version française (p 43-45 pour la correspondance) :

1 – Hanmi est l’origine unique sans quoi le mouvement d’Aikido ne peut pas exister. C’est la tranquillité immobile du mouvement total. C’est le cœur du cœur.

2 – Le cœur du cœur se met en mouvement par une respiration circulaire, une rotation autour de lui-même. Irimi apparaît alors, jaillissement soudain de l’énergie concentrée dans Hanmi, comme le montrent les deux photos choisies par O Sensei :

Il est important de bien voir qu’à ce stade les pieds ne se sont pas déplacés dans l’espace, ils ont seulement pivoté sur place à 180°. Cette rotation permet au corps de sortir de l’axe d’attaque, sans qu’on puisse dire pour autant que tori se soit déplacé comme il le fait quand les pieds se soulèvent et quittent leur position initiale. On peut dire que, jusqu’à ce point, il a « bougé sans bouger ».

3 – Le déplacement à proprement parler n’intervient éventuellement que dans la phase suivante, si tori décide de conclure la rotation d’Irimi par le déplacement dans l’espace de l’un de ses deux pieds (le pied avant vers l’arrière ou le pied arrière vers l’avant), comme illustré par la photo suivante :

Le corps de tori change alors de position dans l’espace, comme une toupie qui se déplace en même temps qu’elle tourne sur elle-même. Et c’est ce déplacement dans l’espace, né de la mobilité de l’un des deux pieds, elle-même rendue possible par la rotation Irimi, elle-même rendue possible par la position Hanmi, qui porte le nom de tai no henka.

Si l’on retourne ces trois étapes dans tous les sens, on obtient toutes les directions de l’espace : le processus qui vient d’être décrit résume la totalité du mouvement possible en Aikido. Il n’existe pas d’autre manière de bouger... je pèse mes mots, il n’existe pas d’autre manière de bouger en Aikido… à moins de marcher sur la tête.

C’est pour cela qu’O Sensei a présenté ces trois étapes au début de son livre : parce qu’elles sont – Trois en Un – l’origine unique de tous les mouvements d’Aikido. Mais tout aussi bien Un en trois, car Hanmi ne disparaît pas avec le mouvement, Hanmi demeure… toujours. Hanmi est le cœur irréductible de l’Aikido :

Un est donc en Deux aussi bien qu’il est en Trois, et c’est en ce sens que l’on peut écrire à bon droit, en Aikido, l’égalité suivante : Un = Deux = Trois

C’est pour cette raison fondamentale que tous les cours d’Aikido doivent débuter par la pratique de Tai no henka : parce que Tai no henka est à la fois Hanmi, Irimi ET Tai no henka.

Tai no henka est la pratique des Trois Origines, que nous répétons tous depuis tant d’années, à chaque cours, sans comprendre véritablement. San Gen est là sous nos yeux depuis toujours... O Sensei l’a placée au frontispice de son unique ouvrage afin que nous la voyions mieux, afin que nous la comprenions mieux, et nous n’avons rien vu… rien de rien. Dans notre myopie et dans notre ignorance, nous avons pris cette merveille de sobriété, ce pur joyau du corps humain, cette Origine des Origines, pour un banal échauffement.

Il n’y a pas plus que cela à comprendre, tout le reste n’est que technique.

Une fois ce « Fondement » posé – car c’est bien le titre de ce court mais capital chapitre II – et juste avant de débuter les explications « techniques », O Sensei mentionne brièvement Irimi-tenkan (point 4) après les points 1 – Hanmi, 2 – Irimi, et 3 – Tai no henka. Pourquoi si brièvement, pourquoi si peu d’explication ?

La traduction anglaise dit même que ce point n’est pas illustré. Ce n’est pas exact, Irimi-tenkan est parfaitement illustré par les photos de la page 40 :

Mais justement, Tenkan n’est jamais qu’une nouvelle rotation à 180° du corps et des pieds, effectuée dans la foulée du premier Irimi. C’est simplement un Irimi, réalisé à 180° de l’Irimi initial. Tenkan est un deuxième Irimi « sur place » qui retourne à la position Hanmi du début.

Irimi-tenkan n’est donc jamais qu’un « double » Irimi, une fois dans un sens, une fois dans le sens contraire. C’est pourquoi on y trouve la notion de retournement, de renversement (Kaeshi), et c’est pourquoi il apparaît pour la première fois, dans l’ordre de naissance des techniques, sous la forme de kote « gaeshi ».

Voilà pourquoi O Sensei ne s’étend pas plus longuement sur Tenkan. Il n’éprouve pas le besoin d’illustrer une deuxième fois ce qu’il a déjà illustré pour Irimi, parce que Tenkan et Irimi sont une même chose, parce qu’on ne peut parler de Tenkan sans parler d’Irimi, parce que : Irimi = Irimi-tenkan.

Und Zwei laß geh’n,
Und Drei mach gleich,
So bist Du reich.
Et laisse Deux aller,
Et fais Trois identique,
De la sorte Tu es riche.

La modalité d’action du « Tu », c'est-à-dire – nous le savons désormais – du Un, est donc la Trinité, et la Trinité peut s’écrire en Aikido au moyen de la formule suivante:

Un = Hanmi = Irimi = Tai no henka = [ Hanmi + Irimi + Tai no henka) ]

Tout est dit, ce qui reste encore à comprendre de l’Origine ne peut s’exprimer par les mots. Et tout peut maintenant commencer selon le plan prévu pour que tout puisse s’accomplir, ce plan dont nous montrerons un jour qu’il est très exactement celui adopté par le fondateur de l’Aikido pour la rédaction de son livre unique :

La sorcière a rôti dans la noire cheminée.
Qu’on admire la magie dont elle a témoigné !

Philippe Voarino, Antibes, 25 décembre 2013.