Tout entier je suis une certaine force qui m’abandonne. Fernando Pessoa – Poèmes païens

Trente années me séparent de ma première rencontre avec Morihiro Saito, il avait 30 ans de plus que moi. J’ai son âge aujourd’hui.

Soixante ans, c’est l’épaisseur de temps nécessaire à l’homme avant qu’il ne se retourne pour la première fois sur sa route, et qu’il ne regarde un instant le paysage qui est derrière lui. Rien de nostalgique en cela. L’énergie turbulente de la jeunesse et l’activité de l’âge mûr ont dévoré ses années sans qu’il puisse vraiment comprendre les raisons de sa marche en avant ; la première fatigue, la première lassitude, sont un signe pour lui que le temps de la prodigalité est achevé et que le moment est venu de songer au chemin qui reste à parcourir. A supposer que le hasard soit le seul maître qui décide nos destinées, il ne peut faire en sorte que ces destinées n’obéissent pas, une fois engagées, à une logique interne. Pour mener son existence au terme juste qui est le sien, il est bon que l’homme se saisisse de cette logique.

J’ai expliqué mille fois pourquoi je faisais de l’Aikido, mais la vérité c’est que j’ignore tout des raisons profondes qui m’ont poussé à choisir cette voie. Un peintre sait-il vraiment pourquoi il peint ? L’art n’a pas besoin d’être justifié, il est en soi sa propre justification, heureux celui qui peut en transmettre une parcelle. Si l’art s’est tant soit peu exprimé à travers moi, c’est par l’usage du corps. Ce n’est pas l’argile que j’ai modelée, ce n’est pas la pierre que j’ai sculptée, la matière que j’ai travaillée c’est le cadeau mystérieux que j’ai reçu en naissant. Le corps, ça devrait vous épater davantage disait Lacan à ses élèves, je partage ce sentiment. Le corps m’a ouvert la porte de l’esprit, et j’ai trouvé que le chemin qui existe entre le corps et l’esprit ne fait pas une part plus belle à l’esprit. A cause de cela, et bien que j’aie toujours eu pour guides la logique et la raison, je ne suis pas cartésien.

De même, bien qu’élevé dans la tradition chrétienne, je doute qu’on me reconnaisse la qualité de chrétien. Ma foi ne repose pas en effet sur un dogme, mais sur la conscience claire de la relation qui unit le principe corporel et le principe spirituel. Je ne sais pas s’il faut invoquer le sacré quand on parle des principes premiers de l’être. Le Christ avec lequel j’ai bataillé n’est peut-être au fond qu’une métaphysique, mais cette métaphysique au moins je ne l’ai pas reçue, je l’ai conquise. Elle est tard venue il est vrai, mais c’est que j’ai eu besoin de tous mes jours pour parvenir jusqu’à elle, et voir ce que les yeux ne peuvent normalement voir. Son visage tourné vers l’Orient, et son visage tourné vers l’Occident, fuyant mon obstination à la deviner, absente où je croyais la saisir, elle a fait sa place en moi au moment où je m’y attendais le moins, parce que son absence même se trouvait au fond de moi. C’est là que je t’ai cherché, et c’est là que je t’ai trouvé, Christ inattendu, sagesse intempestive. Et si la foi que je me suis forgée n’a pas de garde-fou, je ne m’en préoccupe pas. Si peu que soit ce que j’ai trouvé, et aussi invraisemblable qu’il me fût échu de le trouver, je l’ai trouvé. Christ, Bouddha ou Mahomet, je n’ai lié mon âme à aucun de vous, mais j’ai retenu ce qu’il y a en vous de commun et je l’ai fait mien. Cela ne fait pas de moi un mécréant, tout au plus un témoin quelque peu solitaire du grand spectacle du monde.

Longtemps j’ai enseigné l’Aikido comme un aveugle guiderait des mal-voyants, longtemps les livres que j’ai lus n’ont fait qu’ajouter la confusion à mon jugement irrésolu. Et je me demande aujourd’hui comment une lumière – aussi faible soit-elle – a pu sortir d’une nuit si épaisse. Mais n’est-ce pas l’essence même de la lumière que de surgir de la profondeur de la nuit ? Pourrait-elle, cette lumière, naître ailleurs qu’au plus fort des ténèbres qu’elle déchire, et voyager autrement que sur les ailes noires du corbeau du cœur de la nuit ? Pourrait-elle en un mot être lumière s’il n’y avait l’obscurité ? Je ne considère pas l’obscurité comme une adversité.

Sur cette route de l’Aikido où j’ai pris la liberté d’une pause, si je me tourne maintenant et que je regarde à nouveau devant moi, je discerne encore bien mal le paysage qui se dégage de la brume. Mais sous mes pieds le sol est stable enfin, et je peux marcher aussi loin et aussi longtemps que mes jambes me porteront, jusqu’au moment où la force qui m’a abandonné sera finalement réunie à cette autre force que je suis né pour rejoindre.

Philippe Voarino, 08 juin 2017