Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir et moi je faisais de l'Aikido underground sans m'en douter.

L'underground c'est ce qui est sous terre et qui prend racine. C'est ce qui est en germe et que personne ne voit. C'est la pensée qui ramasse ses forces et se prépare sous les pieds des idées reçues. L'underground c'est par exemple la naissance du courant écologique dans les années soixante, à une époque où l'humanité pollue sans vergogne et se préoccupe de la planète comme de colin-tampon. Fallait-il être fou pour y croire ! Et c'est pourtant cette folie qui a mené les nations au protocole de Kyoto. L'underground c'est la culture alternative, c'est la pensée différente, c'est ce qui lève et qui s'élève contre le colosse aux pieds d'argile : le consensus. Car le consensus est versatile, et avec lui l'ordre et l'autorité qui lui font cortège et qui pèsent comme un couvercle.

J'ai été comme tout le monde « fédéral », et j'ai tout avalé de la cuisine qu'on m'a servie. Mais quand je suis rentré de mon premier séjour à Iwama en 1986, j'ai envoyé à tous les clubs FFAB de l'époque un petit texte dont le titre était « Aikido = tai jutsu + buki waza ». J'essayais naïvement d'y expliquer que l'Aikido n'était pas seulement une discipline à mains nues, que l'aiki ken et l'aiki jo étaient de l'Aikido au même titre que les techniques « de corps ». J'étais jeune et je ne me rendais pas compte que je lançais un pétard contre la muraille de Chine.

L'administration fédérale se chargea de me le faire comprendre. Le concept de buki waza, le mot même, semèrent la confusion, on m'accrocha à tout jamais l'étiquette de la subversion. Je dérangeais, j'étais l'ombre au tableau. C'est l'époque où maître Tamura menaça d'annuler sa participation au stage de la Colle sur Loup si j'y enseignais l'aiki ken et l'aiki jo.

Aujourd'hui, vingt ans plus tard, le terme buki waza est inscrit dans les programmes fédéraux et au Brevet d'Etat de professeur d'Aikido.

Je n'en tire pas fierté. Cette bulle qui est remontée à la surface est une avancée bien timide. Presque tout reste à faire. Tant d'entraves gênent encore l'Aikido d'O Sensei ! Tant de choses sont encore souterraines ! Car l'Aikido d'O Sensei est underground. Il le savait bien lui qui disait que personne ne voulait pratiquer son Art.

Qu'est-il donc arrivé dans ce monde de l'Aikido ? Un évènement banal au fond : une captation d'héritage. Le temple de l'Aikido d'O Sensei n'était pas encore sorti de terre que déjà une église s'était édifiée à sa place. Le Pape de cette église portait aussi le nom de Ueshiba et tout le monde crut que c'était un gage de légitimité. Mais l'Aikido n'est pas héréditaire. A la mort d'O Sensei, Kisshomaru Ueshiba prit la direction de l'Aikido mondial au terme d'une élection incertaine. Koichi Tohei était candidat et il s'en fallut de peu qu'il ne devienne Doshu.

Il recueillit les suffrages de tous les élèves d'O Sensei, c'est-à-dire des plus anciens : des sempai. Kisshomaru pour sa part reçut les votes de ses élèves, c'est-à-dire de la nouvelle génération, de tous les jeunes qui apprirent l'Aikido avec lui à Tokyo et qui le considéraient comme leur professeur. Kisshomaru, on peut le dire, fut l'idole des jeunes. Grâce à eux il devint l'idole de la nouvelle église : le Doshu. A ce poste, il accomplit pour l'Aikido ce que Paul de Tarse réalisa pour le Christianisme : il récupéra un message qui n'était pas le sien, le transforma en fonction de l'interprétation qu'il en fit, et en organisa la diffusion au monde entier, en utilisant pour cela le support logistique d'une organisation internationale que le Fondateur, quant à lui, aurait été incapable de gérer, et même très certainement de concevoir.

Je ne plie pas genou devant les idoles, mais je respecte les hommes, et j'ai pour Kisshomaru Ueshiba, dont j'ai partagé plus d'une fois la table, une très haute considération. Ce que cet homme a accompli dans le temps d'une vie force le respect : il a étendu à l'échelle de la planète un art abscons et élitiste né quelques années plus tôt dans les milieux aristocratiques du Japon. Chapeau ! Il fallait le faire ! Et si le père a créé l'Aikido, c'est incontestablement le fils qui l'a fait connaître. Sans lui, moi qui écris, aurais-je jamais fait shiho nage ?

Cependant, de même que l'Eglise, sur le chemin inauguré par Paul, a établi un pouvoir temporel à partir d'une instrumentalisation de l'authentique élan christique, Kisshomaru a fondé le pouvoir de l'Aikikai World Headquarters sur une contrefaçon qui n'a qu'une ressemblance extérieure avec l'Aikido créé par son père. Et je voudrais ici qu'on me comprenne bien : cela était sans doute nécessaire. Il est vraisemblable qu'il ne pouvait pas en être autrement. Pour que la transmission puisse se faire, il fallait que l'Aikido d'O Sensei fut modifié, transformé, déformé. Il n'y a rien à redire. Tout est bien.

Le Doshu a rempli sa mission de manière irréprochable. Chaque chose est à sa place. Maître Saito était à la sienne en gardien de la tradition. Et moi je suis à la mienne aujourd'hui en essayant d'amender ce qui peut l'être. Ce n'est pas un vain mot la parole qui dit que l'harmonie est un équilibre de contraires. Le chemin par lequel se réalise ce qui doit se réaliser est imprévisible, mais après coup compréhensible.

En attendant, Kisshomaru Ueshiba est donc devenu la référence de l'Aikido mondial en lieu et place de celui qui aurait dû recevoir toute l'attention qui lui était due : son père, Morihei. On accrocha bien sûr avec grande déférence le portrait d'O Sensei au mur de tous les dojo de la planète, et ensuite, le plus tranquillement du monde, on y enseigna un Aikido qui n'était pas le sien, mais celui de son fils.

Lors de tels renversements de valeurs, quand tout le monde marche la tête en bas, ceux qui marchent sur leurs pieds sont tenus pour fous. Alors ils n'ont d'autre ressource que de se taire ou de rentrer sous terre. C'est de là seulement qu'ils peuvent agir et semer peut-être les graines du futur. C'est dans l'underground que s'élaborent les valeurs de l'avenir, les valeurs qui font tourner la roue de la vie.

En travaillant sur cette nouvelle rubrique des « Erreurs courantes » qui paraît sur le site TAI, il m'est apparu clairement que la plupart des erreurs qui sont enseignées aujourd'hui sous le nom d'Aikido ont une origine commune. J'ai donc concentré mes efforts sur cette source unique.

On dira : « Il a perdu la tête ! ». Non, je l'ai trouvée. Et c'est là que je porte le fer. Parce que cette tête là a formé tous les maîtres qui ont formé tous les professeurs qui ont formé tous les élèves qui pratiquent aujourd'hui. Il ne sert à rien d'essayer d'agir sur quoi que ce soit, si on ne s'attaque pas aux causes. C'est la méthode rationnelle. Il est vrai que ce n'est peut-être pas la méthode diplomatique. Ce n'est pas non plus la méthode la moins périlleuse. Mais il y a urgence. Si j'étais japonais, ma culture me commanderait de plier l'échine ou de faire seppuku. Mishima s'ouvrit le ventre en direct à la télévision pour rappeler le Japon à l'ordre des valeurs traditionnelles. C'est un moyen radical d'obliger l'autre à réfléchir. Pour ma part, je n'offrirai dans ce même but que des arguments. Mais je le ferai avec honnêteté et sans restriction, de la place qui est la mienne dans l'underground, en me répétant cette vieille formule de l'Occident : «Fais ce que dois, advienne que pourra.»