Nous savons depuis Faust #3 qu’il n’y a pas d’autre manière de bouger en Aikido qu’en utilisant irimi-tenkan qui est la rotation de l’axe corporel sur lui-même, visible seulement par la rotation des hanches qui en est la conséquence.
Alors, s’il est vrai qu’il s’agit là du principe, il est obligatoire que l’on retrouve irimi-tenkan dans ce déplacement d’O Sensei au jo qui est notre point de départ, que trois dossiers techniques ( Aiki ken #8, #9 et #10) ne sont parvenus jusqu’à présent qu’à faire voir, qu’à montrer sans plus, et qu’il va bien falloir maintenant interpréter, c'est-à-dire comprendre.
Nous attaquons ici la partie la plus difficile. Mais nous le faisons sur une base saine : nous avons acquis la certitude, grâce aux nombreux documents analysés jusque là, que cette position d’O Sensei n’est pas un accident, que c’est au contraire une position qu’il utilise systématiquement dans ses irimi, et nous avons également montré qu’il ne s’agit pas d’une position transitoire capturée par hasard par l’appareil photo un peu avant le déplacement du pied arrière, mais qu’il s’agit au contraire de la position fondamentale au moment de la frappe.
On constate la remarquable identité de la position du corps sur les deux techniques, et ce constat est d’autant plus convaincant que la photo du choku tsuki est à l’évidence une pose prise avec soin pour les besoins de la photo – comme les fameux clichés d’O Sensei démontrant la garde du ken à Iwama – et qu’elle peut donc être utilisée comme une image de référence.
Il eut été préférable qu’O Sensei enlevât le bas plutôt que le haut, la vue de ses jambes aurait été plus nette encore, mais quand même, la première chose qu’on peut remarquer, c’est qu’il s’agit bien d’un hanmi. Cependant, très curieusement, ce hanmi est « à l’envers », il est dirigé à l’opposé de l’action. C’est très étonnant. Aucun pratiquant d’Iwama ne fait tsuki ou gaeshi tsuki de cette manière. Tous les élèves de maître Saito – moi compris – ont appris à faire tsuki et gaeshi tsuki avec le hanmi dirigé vers l’avant et une belle extension de la jambe arrière :
La comparaison entre maître Saito et O Sensei sur les photos ci-dessus se révèle donc problématique sur plusieurs points :
- La position d’O Sensei est exactement l’inverse de celle de maître Saito, alors que les frappes sont les mêmes (entre choku tsuki et gaeshi tsuki, seules changent en effet la saisie inversée de la main gauche et la légère courbure du bras gauche qui en est la conséquence, la position du corps et des pieds restant en tous points identique, comme on peut le vérifier sur les deux premières photos de ce dossier technique).
- La jambe arrière de maître Saito est en extension alors que celle d’O Sensei est nettement pliée (et ce aussi bien sur gaeshi tsuki que sur choku tsuki). C’est étrange, lui qui a toujours sur toutes ses photos une jambe arrière en parfaite extension au moment de l’action (cf. Shisei #1 – La jambe arrière et aussi Aiki ken #5).
- La position des pieds d’O Sensei traduit une rotation de ses hanches de sa droite vers sa gauche qui est bien visible sur la photo, alors que la position de maître Saito est parfaitement de profil au moment de la frappe.
Or nous savons depuis Aiki ken #4 que la position de profil est bien la position fondamentale d’Aikido, mais qu’il y a un moment très bref où elle cède la place, et c’est justement le moment de la frappe, moment où la rotation des hanches en complémentarité les porte nécessairement toutes deux sur le plan frontal au paroxysme de la puissance. Si la position de profil est donc bien la condition de la rotation des hanches, ce n’est pas la position de frappe, toute frappe en Aikido étant un effet de la rotation des hanches.
― Ok Pévé, on peut accepter ça pour le ken ou à mains nues, mais comment piquer de face avec un jo qui se tient par définition sur le côté du corps ?
C’est là que le mode de déplacement d’O Sensei devient tout à fait remarquable, et c’est maintenant qu’il faut être très attentif :
Regardons bien ce qui se passe ici :
- O Sensei était dans l’instant précédant cette photo en hidari hanmi face à Saito. Sa hanche avant était la hanche gauche.
- Sur l’attaque d’uke, ses hanches se sont mises en rotation de sa droite vers sa gauche.
- Dans cette rotation, chacun voit que la hanche gauche d’O Sensei est irimi et la droite tenkan.
Cette rotation a deux effets principaux :
A – Comme tout irimi-tenkan, elle inverse la position des pieds, et le hanmi pied-gauche-devant devient nécessairement un hanmi pied-droit-devant, ce qu’on voit bien sur la photo.
Attention : dans cette rotation, le pied arrière ne fait que pivoter, il ne se déplace pas, et c’est pourquoi il reste sur la ligne d’attaque.
B – Par l’effet de cette rotation, les deux hanches passent dans le plan frontal.
A - produit les conséquences suivantes, inévitables : la hanche droite qui était la hanche arrière devient la hanche avant (c’est pour cela que sur la photo le hanmi est dirigé vers l’arrière, et c’est pour cela aussi que la jambe est fléchie, parce que cette jambe droite est devenue la jambe avant),la hanche gauche qui était la hanche avant devient la hanche arrière, c’est elle qui est irimi, qui pousse vers l’avant et frappe avec gaeshi tsuki.
B - est le moment de l’impact, il est fulgurant et extrêmement puissant parce que c’est un effet de la rotation de l’axe et non pas un mouvement linéaire.
Le jo reste sur le côté droit du corps, mais le corps n’est pas de profil au moment de la frappe, il est de 3/4 face, et la main gauche est alors exactement au centre dans le prolongement du seika tanden. Et puisque c’est la hanche gauche qui frappe, c’est aussi le bras et la main gauche qui frappent. Bras droit et main droite ne font que tenir le jo et accompagner le mouvement, sans autonomie d’action.
Autrement dit, la manière dont nous faisons aujourd’hui tsuki et gaeshi tsuki est exactement à l’envers, a rebours de la manière pratiquée par le Fondateur de l’Aikido :
Nous frappons de profil, sans les hanches (ou pire encore en effaçant la hanche droite vers l’arrière), avec la seule force musculaire du bras droit qui travaille de manière linéaire (ce qui explique d’ailleurs la tendance à exagérer l’amplitude de ce mouvement de bras pour lui donner un peu plus de force).
O Sensei frappait au contraire de 3/4 face, avec la hanche gauche, le bras gauche agissant comme le fer de lance de cette hanche gauche, et le bras droit ne faisant que suivre. Sa hanche droite ne s’effaçait pas vers l’arrière accompagnée par le pied droit. L’ensemble du mouvement était une rotation et absolument pas un travail linéaire.
Tsuki ou gaeshi tsuki ainsi exécutés sur la gauche au moment de l’attaque d’uke portent le nom de hidari awase. Nous verrons que tsuki et gaeshi tsuki peuvent être exécutés sur la droite de manière symétrique, ils porteront alors le nom de migi awase. Un cahier technique spécial sera consacré à migi et hidari awase.
On a pris l’habitude de faire gaeshi tsuki à gauche uniquement parce qu’on a perdu la connaissance du déplacement d’O Sensei : gaeshi tsuki se fait aussi bien en hidari awase qu’en migi awase, à condition de respecter ce déplacement. Nous le montrerons.
Philippe Voarino, mars 2014.